vendredi 1 avril 2016

Mécomptes de fées / Terry Pratchett

Le pitch

Il était une fois, au cœur d'un monde tout plat juché sur quatre éléphants posés sur une gigantesque tortue cosmique, une belle et agréable cité nommée Genua. L'air y est sain, les palais resplendissants, et les souillons aspirantes princesses rêvant de bal et de beaux princes. La jeune Illon n'a d'autre destin que d'épouser le souverain en titre : ainsi en a décidé le conte, mené d'une main de fer dans un gant de métal par la bonne et douce marraine fée, Lili Ciredutemps.

Mais chaque beau conte a son lot de vilaines sorcières. 
Et ce coup-ci, Mémé Ciredutemps, Nounou Ogg et Magrat Goussedail se coltinent le rôle de composition. Avec force ratés de balais, rhum-bananes sans modération, problèmes de zombies et excès de citrouilles. Oh ! Et chat vêtu de pourpoint de cuir noir, bien sûr...










Avis

Drôlissime opus du Disque-Monde faisant la part belles aux fameuses 3 sorcières Pratchettiennes, Mécomptes de fées (Witches abroad, en anglais) enchaîne les aventures cocasses et les péripéties métatextuelles. Il est bien difficile de combattre le conte lorsque celui-ci a mis en route sa mécanique infernale ! Il faudra toutes les qualités improbables et les traits de caractère hilarants de Magrat, Nounou Ogg et Mémé Ciredutemps pour enrayer la machine. Car on a beau faire, les pantoufles de verre (et non pas vair, ici) tombent et sont récupérées par des princes, les douze coups de minuit sonnent et les citrouilles pleuvent.... De nombreux contes ou histoires traditionnels sont ici relus, étrillés, cuisinés à la sauce Disque-Monde ; et la recette est délicieuse.

Toutes ces références ludiques au fonctionnement des contes ne sauraient faire oublier la mise en place d'une situation chère à l'imaginaire et l'humour de Pratchett : le tourisme. À l'instar du truculent Deux-Fleurs, nos trois sorcières se lancent dans une aventure à l'étranger (abroad, donc), et leurs certitudes en termes de langues et mœurs exotiques amènent à des situations savoureuses et des dialogues délirants. Les cartes postales de Nounou Ogg décrivant les coutumes locales et les aventures vécues valent leur pesant d'or, et la partie de poker menteur de Mémé Ciredutemps pourrait emporter tous les suffrages, n'était la gaucherie cucurbitacéenne de Magrat et les fameux gombos-cassandre de Madame Gogol.   

Mention spéciale à Gredin, aussi irrésistible en chat miteux qu'en pirate-mousquetaire humain vêtu de braies de cuir noir, et filant de sensuels frissons à toute créature croisant son chemin. Pratchett nous régale encore ici de son adoration pour les matous finauds, et distille quelques petites réflexions chevalino-sceptiques qui feraient sursauter plus d'un amoureux de canassons (moi, bon, pas trop, c'est quand même un peu trop grand et musculeux pour ne pas flanquer les chocottes, un cheval, en somme).

En conclusion évidemment, encore une délicieuse incursion dans le Disque-Monde, qui donne envie de relire Cendrillon & cie, et de siroter une petite pina colada des familles. À la santé de notre maître à tous, Sir Terry Pratchett ! 

Infos

Mécomptes de fées / Terry Pratchett
L'Atalante (Dentelle du Cygne), 1998 (réédition en 2015)
ISBN 2841720942 

lundi 8 février 2016

Les variations d'Orsay / Manuele Fior

Le pitch

Henri, Claude, Auguste, Edmond, Paul... Les grands peintres d'Orsay sont autant de fantômes que les visiteurs exaltent. La gardienne, péniblement installée sous La charmeuse de serpents du Douanier Rousseau, "toile qui annonce les rêves surréalistes à venir" ("tu parles, que des conneries !" grogne la butée fonctionnaire) voit les choses différemment. Tous ces artistes sont à elle ; ils la connaissent, ils l'aiment, elle les domine. Et accompagné par cette étrange figure hypnotique, le lecteur est emporté dans les dédales du musée, au cœur d'un "rêve étrange et pénétrant", qui prendra fin à "six heures moins le quart", tiens, heure de fermeture, videz les salles et tapez les codes. Plus rien à voir.
Mais en attendant...



Avis

Les éditions Futuropolis/Musée d'Orsay permettent à un auteur béni d'accéder à tous les lieux, tous les secrets du musée d'Orsay afin d'en livrer sa vision en un album. Catherine Meurisse avait imaginé une savoureuse Olympia intermittente, bercée de rêves de gloire et cherchant son Roméo (Moderne Olympia, 2014). Le casting de rêve se poursuit avec le deuxième auteur invité par Futuropolis/Musée d'Orsay : Manuele Fior. Ce dernier nous avait notamment fait rêver avec sa magnifique Entrevue (2013). Qu'en est-il de ses Variations ?

Et bien, Les Variations d'Orsay constituent une plongée envoûtante et magique dans un univers intense, monde de lumières, de teintes poudrées et cendrées, de bruns profonds, où les boa et ibis du douanier Rousseau s'éveillent et entament leur lente marche, sur les rythmes fascinants de la charmeuse qui tient le récit dans sa large poigne. Son charme opère à coup sûr, et l'on rencontre les grandes figures attendues - Degas, Ingres, Monet, et les autres - entre songe et éveil. "C'est vachement bien ce que vous faites !" lance une intrigante en rouge à Berthe Morisot, "c'est trop cool, Madame !". Les anachronismes fleurissent entre ces lèvres rieuses, sur ces visages d'il y a cent ans. Époques et styles s'emmêlent, et, dans une nuit froide et magique, les images se réveillent, et les chouettes survolent les chaufferies du musée... Les pieds nus de la charmeuse battent les carrelages aux sous-sols, mains flattant le pelage lustré des panthères, ou effleurant les toiles endormies, les trésors fragiles enveloppés de ténèbres et de soie.

Manuele Fior nous livre un Orsay magique, magnétique, peuplé de ses fantômes et de ses chamans ; un univers qui a digéré des générations d'iconoclastes devenus dignes de ses cimaises, et dont il porte la mémoire. Lignes, couleurs, interprétations se chevauchent au rythme de l'incantation gravée par Gauguin sur le fronton de sa demeure tahitienne :
"Soyez mystérieuses
Soyez amoureuses
Et vous serez heureuses".

L'auteur révèle un peu des mystères de son Orsay, et il faut le remercier pour la traversée incroyable, savamment orchestrée, qu'il propose. L'équilibre de l'oeuvre, son étrangeté et sa joie, sont parfaits.

Et bien sûr, ajoutons que le trait et les compositions de  Manuele Fior sont toujours somptueux. Voici les dessin de couverture en son entier (source : http://www.futuropolis.fr/les-variations-dorsay-de-manuele-fior).


                                                         Manuele Fior ©Futuropolis/ Musée d’Orsay Éditions 2015
     
Infos

Les variations d'Orsay / Manuele Fior
Éditions : Futuropolis / Musée d'Orsay
2015
9-978-2-7548-1409-6
16€
66 pages